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vendredi 20 février 2009

tetsumi kudo

"Tetsumi Kudo, portrait de l’artiste dans la crise". Rétrospective à la Maison rouge, Paris. Publié dans Art press n° 331, février 2007.

Disparu en 1990, à l’âge de 55 ans, l’artiste japonais Tetsumi Kudo n’est pas très connu en France. Ses performances et ses objets excentriques ne facilitent pas l’approche. Éprouvant le besoin d’ « observer biologiquement et comparer les deux sociétés » (1), Kudo vécut à Paris pour être à distance du Japon, sans vraiment s’intégrer, sans parler un mot de français. Très vite, il exposa pourtant dans les galeries les plus en vue : Raymond Cordier, galerie J., Mathias Fels… il fut présent à la Biennale de Paris, au salon de Mai mais aussi à Düsseldorf, Köln et Gand. À ses yeux, le Japon était un laboratoire d’expérimentation et les Japonais des cobayes sur qui on avait testé la radioactivité après Hiroshima, le développement informatique des mass media et la pollution industrielle liée à la croissance économique. Aujourd’hui, à l’ère de la biotechnologie et du catastrophisme écologique, son œuvre apparaît comme un cri d’alarme –ou plutôt comme un ricanement prophétique.

« Communiquer en utilisant le grotesque »
Connaissez-vous Votre portrait-bonheur ? Imaginez un aquarium rempli d’algues en plastique et de poissons aux formes phalliques, le tout associé à l’effigie monstrueuse de l’écrivain Eugène Ionesco tendant un brin de muguet. Il s’agit d’un des nombreux portraits charge de l’auteur de la Cantatrice chauve en qui Kudo voyait une « statue à déboulonner, le symbole d’une société en perdition qui ne peut accepter ni la société technologique ni s’en passer ». Pourtant, en 1950, son anti-théâtre (comme celui de Beckett et d’Adamov) reposait sur un esprit d’opposition systématique : il rejetait les modèles du passé, les liens de causalité, le psychologisme et développait une franche hostilité envers le public. Kudo n’a pas vu les pièces de Ionesco. Il est probable qu’il n’ait jamais ouvert un texte de cet auteur. À travers lui, il attaque les visées de l’avant-garde lorsqu’elles sont récupérées et réduites à néant. Or c’est précisément le caractère inéluctable de cette évolution qui donne un profond sentiment d’absurdité et transforme la violence oppositionnelle de Kudo en provocations grotesques. Tout comme la technologie et la pollution, l’art est déterminé par des instances qui le dépasse. Dans ce jeu de forces, l’artiste n’est jamais qu’un cobaye qui se croit doué de libre-arbitre. L’art de Kudo est donc un art volontairement caricatural qui nous parle de nature et de culture avec du gazon et des fleurs en plastique, de technologie avec des thermomètres, des transistors et des tubes à vide.

Votre portrait
« Mon Ionesco tenant un pot de fleurs en fixant le sexe qui y pousse, c’est aussi vous », affirme-t-il. Au cœur de la "libération sexuelle" qui caractérise les années 1970, Kudo tend un miroir déformant à la société phallocratique et à l’égocentrisme occidental : « Je considère qu’il n’existe pas autre chose que le symbole du sexe masculin détaché du corps pour symboliser la décomposition de la dignité humaine. Le sexe féminin est si naturel. Par contre le phallus semble artificiel et très comique par son aspect comme par sa fonction ». « Comique et adorable », le sexe mâle dégoulinant de peinture fluorescente envahit les cages à oiseaux dès 1965. Le petit oiseau ne peut sortir mais il se prélasse sur un perchoir ! Deux ans plus tard, lors de l’exposition « Instant sperm » à la galerie Fels, Pierre Restany peine à définir l’artiste. Il voit en lui un « Lautréamont beatnik », un « antiphilosophe », « un préparateur de laboratoire, un technicien du psychodrame » ! Kudo a élaboré un univers symbolique de carton pâte et d’objets en plastique, il a constitué un ensemble dérisoire, où sa propre effigie caricaturale - telle une tête à déboulonner dans un jeu de massacre - s’est substituée à celle de Ionesco (Portrait de l’artiste). Lors des happenings qui précédaient ses expositions, il est souvent apparu dans des boîtes cubiques remplies d’objets, assis en tailleur, vêtu de vêtements clairs (comme une ombre blanche après le souffle atomique) et dissimulé sous des lunettes de soleil.

Boîtes
L’image du cocon où l’homme est enfermé avec son cerveau hypertrophié et son corps fragmenté en petits morceaux fait partie de la mythologie de l’artiste (Votre portrait-chrysalide dans le cocon). « On ne peut se passer de « boîte » pour vivre. On naît dans une boîte (matrice), vit dans une boîte (appartement) et finit après la mort dans une boîte (un cercueil) », dit-il encore. Cette mise en scène du corps mécanique éclaté, du corps sans organes a parfois été rapprochée des écrits de Michel Carrouges ou de ceux d’Antonin Artaud. C’est, en tous cas, un univers schizophrénique axé sur la répulsion et la parodie qui aurait pu alimenter l’approche de Deleuze et Guattari dans L’anti-Oedipe. N’en déplaise à Didier Semin, avec Kudo, on est toujours plus proche des décors kitsch du train fantôme que du monde aseptisé de L’hiver de l’amour (2). Le langoureux baiser de deux têtes hydrocéphales fait penser aux objets de Malaval ou à l’atmosphère vieillotte des environnements de Kienholz bien plus qu’aux retouches photographiques d’Inez Van Lamsweerde ! L’amour ? Deux cœurs enfermés dans des cages, sous un parasol, près de deux chaises longues, l’une verte, l’autre rouge sur lesquelles sont projetées les ombres blanches de deux corps humains fondus (Votre portrait, 1966).

« Philosophie de l’impuissance »
En 1962, Kudo vient de s’installer à Paris. Il participe notamment à l’exposition « Pour conjurer l’esprit de catastrophe » (3) avec Philosophie de l’impuissance (une thématique (4) qu’il avait déjà exploitée au Japon). Lors du vernissage, le 27 novembre, Jean-Jacques Lebel est l’instigateur du tout premier happening collectif français, avec Jacques Gabriel et Erro. À cette occasion, Kudo se ficelle comme un saucisson et s’affuble d’une dizaine de phallus de sa fabrication. Face à lui, Erro est recouvert d’une des machines à fonctionnement érotique qui inspira son film Concerto mécanique pour la folie (1963). L’année suivante, toujours phagocyté, Kudo dévoile un autre aspect de sa philosophie (5) : cette fois, il est aux prises avec plusieurs membres virils, dont un de plus d’un mètre de haut ! Même Le Surmâle de Jarry n’avait pas osé. On pense à la provocante Jeune fille de Louise Bourgeois qui l’accompagna lors de sa séance photographique chez Mapplethorpe. Mais Kudo ne cherche certainement pas à repenser le rôle de la femme, même s’il demande à sa fidèle épouse Hiroko de repasser des verges de papier ! Il veut dénoncer le conditionnement social : nous sommes « des cobayes en cage » dirigés par un programme génétique ; « les comportements particuliers » (l’homosexualité, le fétichisme, le sexe virtuel) ne sont qu’ « un thermostat naturel pour régulariser l’accroissement démographique ». Kudo compare les comportements humains à ceux des insectes. On pense à Carsten Höller et à ses installations de laboratoire qui transforment le spectateur en sujet d’expérimentation. On pense à la Maison pour les porcs et les hommes où la confrontation entre le public de la Documenta et l’élevage porcin était réelle (6). Des deux côtés, homme et bête pouvaient s’adonner à l’observation. Le monde de Kudo est plus symbolique, plus introverti, mais tout aussi brutal dans ses présupposés.

« Détruire les dualismes européens »
On connaît son célèbre adage de 1977 : « Une tomate de serre et un "conceptual-artist à la mode", c’est la même chose ». Ce principe d’équivalence est synonyme de cultivation et de nouvelle écologie. Il s’agit toujours de montrer la métamorphose des cobayes humains dans une société qui a produit la bombe atomique, mais non de fuir la technologie. L’attitude de Kudo face à la science et au progrès était ambiguë. Rappelons qu’il réalisa des Peintures d’ordinateur en détournant, pour son propre usage, l’une des premières traceuses disponibles au Japon en 1970. En fait, la nouvelle écologie de Kudo a toutes les apparences d’une nouvelle mythologie grotesque : il entend réunir « l’homme décomposé » et « l’électronique » pour créer les « bourgeons d’une nouvelle plante » ! Avec Pollution-cultivation-nouvelle écologie (Grafed garden) l’artiste ne craint pas le loufoque : il plante différents parties du corps humain (phallus, mains, têtes) entre des fausses fleurs, le tout disposé dans de longs sillons bruns en plastique et surmonté d’appareillages qui font penser à des goutte à goutte. Malgré les récentes tentatives de rapprochement (7), on est assez loin des œuvres organiques de Michel Blazy qui induisent une dimension temporelle. Réalisées à partir de végétaux et de produits de l’industrie, ses « sculptures » sont vivantes et donc soumises à la dégradation et au pourrissement. Les caniches en mousse à raser de Blazy doivent être refaits régulièrement pour que la sculpture existe ! Kudo n’avait pas ce type d’humour. Même s’il recourait fréquemment à des couleurs criardes, il était très loin aussi des animaux et des plantes transgéniques fluorescentes d’Eduardo Kac ou des Cultures de peaux d’artistes du duo Art orienté Objet qui résultent de véritables recherches scientifiques dans le domaine du vivant. Kudo était un artiste singulier qui questionnait la génétique, les biotechnologies et la sexualité, tout en remettant en cause son statut de créateur « élevé » (ou « cultivé ») au Japon. Il ne créait pas de sculptures éphémères. Il élaborait des décors figés où les symboles phallliques étaient dominants. Impressionnés par ce travail, un producteur et un réalisateur allemands avaient justement demandé à l’artiste de confectionner les décors d’un film sur Ionesco. Le projet tourna court quand l’écrivain vit la teneur de ses œuvres (8) !

La lumière non perdue
À partir de 1978, les happenings beaucoup plus zen de Kudo prennent le nom de « cérémonie ». À l’ARC en 1979, il allume des baguettes d’encens, prie devant une cage à oiseau, manipule sept fils de couleur, tandis qu’une mousse artificielle dont il contrôle le débit menace de plonger la salle dans l’obscurité. Ses critiques à l’égard du Japon et de l’Occident ont perdu leur caractère agressif. L’artiste passe de la représentation de lui-même, en train de tricoter enfermé dans une cage à oiseau, à la manipulation et à l’encollage de fils colorés sur différentes formes. Les courts-circuits violents auxquels « l’objecteur » (9 ) Kudo avait habitué son public prennent désormais une autre forme : de même qu’il fait entendre simultanément un soutra et un chant grégorien à l’ARC en 1979, Kudo réunit une tête de mort, deux mains et phallus plus ou moins recouverts de fils colorés dans Survivance de l’avant-garde. Ses œuvres parlent de la mort et de la vanité de l’existence mais aussi des rapports entre l’Orient et l’Occident qu’il résume, par exemple, au Face à face de deux cylindres sur deux supports circulaires. Sur l’un, les fils colorés créent des arabesques discontinues tandis que, sur l’autre, les fils sont enroulés presque régulièrement. Par le truchement de ces « jeux de fils infinis avec le chromosome héréditaire –entre futur et passé », la métaphore biologique et sexuelle se poursuit tout en allant, semble-t-il, chercher ses sources du côté de la nouvelle cosmologie, avec notamment les thèmes des champs magnétiques et de l’énergie du vide (Axe magnétique et Axe vide).

Aux demandes d’explications, Kudo répondait parfois par des schémas mathématiques et des équations. Son œuvre peut être vue comme une réponse humaine, trop humaine, aux avancées de la science. Méfiant face aux technologies, il oscillait entre attraction et répulsion. Dans ses assemblages d’objets et ses confrontations autocritiques, il investissait violence, angoisse et désir. Kudo s’inscrit dans un vaste courant symbolique plus ou moins humoristique ou grinçant dans lequel on pourrait inclure, d’une extrémité à l’autre, « les machines célibataires » et les hideux mannequins clonés des frères Chapman. Dans les découvertes scientifiques de son époque, l’artiste projette des connotations érotiques ou sexuelles. Il s’agit toujours de choquer, de perturber, pour susciter une prise de conscience.

NOTES
(1) Tetsumi Kudo : portrait de l’artiste dans la crise, catalogue de l’exposition organisée par Alain Jouffroy à la galerie Beaubourg, 16 février-12 mars 1977. Les citations du présent article sont empruntées à l’entretien de l’artiste avec Ichiro Haryu ainsi qu’à l’interview de Kudo par lui-même. Ces textes furent reproduits dans Info Artitudes n° 15.
(2) Dans un article intitulé « Voir aujourd’hui les œuvres de Kudo », Didier Semin émet l’hypothèque que le pessimisme radical de Kudo touchant à la sexualité n’aurait pas été déplacé dans l’exposition L’hiver de l’amour qui se tint au Musée d’Art moderne de la ville de Paris en 1993. Voir le catalogue de l’exposition Kudo au Musée National d’Art d’Osaka, 6 octobre-29 novembre 1994, p. 122-123.
(3) Exposition collective organisée par Raymond Cordier et Jean-Jacques Lebel à la galerie Raymond Cordier du 27 novembre au 13 décembre.
(4) Au Japon, à la fin des années 1950, dans la mouvance de l’ « anti-art » et du groupe Gutaï, Kudo s’essaya à la peinture informelle et aux happenings picturaux. Il participa à d’importantes expositions à Tokyo avant de s’installer en France.
(5) Happening "Philosophy of impotence", présenté au studio de Boulogne en février 2003.
(6) Cette œuvre fut réalisée en 1997, pour la Documenta X de Kassel, en collaboration avec Rosemarie Trockel.
(7) Voir le communiqué de presse de « Face à face 1 », Michel Blazy / Tetsumi Kudo, Palais de Tokyo, 4 mars-11 avril 2004. Ce face à face présentait l’une des œuvres de la série Pollution-cultivation-nouvelle écologie et Un mur de poil carotte, Météorite, Spaghetti-Méduse de Michel Blazy.
(8) Voir l’entretien de l’artiste avec Ichiro Haryu, dans Tetsumi Kudo : portrait de l’artiste dans la crise, op. cit.
(9) En 1965, dans l’exposition Les Objecteurs qui eut lieu dans les galeries Larcade, Ranson et J., Alain Jouffroy avait réuni Kudo, Arman, Pommereulle, Jean-Pierre Raynaud et Spoerri.

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