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vendredi 28 avril 2023

Francis Merci ! Picasso parle.

Communication lors du symposium « Picasso, un poète qui a mal tourné », organisé par Serge Linarès (Université Sorbonne Nouvelle), Androula Michael (UPJV-CRAE) et Jessica Jaques (Université Autonome de Barcelone), décembre 2020. 

Comparer la carrière de deux artistes n’est pas chose facile, même si les ressemblances des noms piquent l’oreille, même si l’Espagne constituait un terreau commun, même si les deux Pica partageaient un goût prononcé pour la peinture de corridas. D'ailleurs, dans un courrier du 18 octobre 1917, Picasso affirme avoir rencontré Picabia à Barcelone lors des « courses de taureaux ». 
Pour les origines, c’est assez simple, Picabia est né en 1879 à Paris et Picasso deux ans plus tard à Malaga. Tandis que Francis a été l’ami indéfectible de Marcel Duchamp et de Man Ray, on ne peut pas en dire autant de son amitié avec Picasso. D’ailleurs les deux textes que nous avons choisi de comparer en apportent la preuve : entre les deux Pica, il y eut beaucoup de rivalités, rivalités pour les femmes, rivalités pour la peinture, même si des photographies surprenantes nous présentent les deux artistes côte à côte, en famille et en maillots de bain, sur les plages de la Côte d’Azur au milieu des années 1920. 

Les piques de Pharamousse alias Picabia 
Le titre de cette communication n’est pas une boutade. En 1923, lorsque Picasso accepte pour la première fois de communiquer sa conception de l’art à une revue, Picabia a déjà publié un grand nombre de poésies et d’articles critiques sur l’art. Le tout premier fut édité en 1907 dans Le Gaulois du dimanche. Par comparaison, c’est seulement en 1935, à l’âge de cinquante-quatre ans que Picasso se lance dans une production écrite (plus de 350 poèmes et 3 pièces de théâtre) qui perdurera jusqu’en 1959. 

Pendant l’année 1922-1923, Picabia contribue très régulièrement aux journaux Comœdia, L’Ère nouvelle et Paris-Journal. Il n’est pas rare que ses articles truffés de bons mots, d’anecdotes et de règlements de compte envers Jean Cocteau, Fernand Léger, Robert Delaunay, Albert Gleizes ou André Breton soient publiés à la une, pour amuser la société des années « folles ». De surcroît, Pharamousse contribue à une foultitude de revues d’avant-garde, notamment à Littérature, qui, en 1920, sous la houlette d’André Breton, publie « 23 manifestes du mouvement Dada ». Dès janvier 1917, Picabia avait créé 391, une revue de faible pagination (4 à 8 pages) d’obédience dadaïste et internationaliste. Faisant référence à la revue new-yorkaise 291, elle accueillit jusqu’en 1924 des contributions françaises, espagnoles, américaines, suisses, belges… Dans 391, les piques adressées à Picasso sont fréquentes et plutôt féroces. Elles perdurent pendant plusieurs années, comme si le frère ennemi dada attendait une réaction de son benjamin cubiste. Dès le premier numéro de 391, Pharamousse insère cette brève dans sa rubrique internationale « Odeurs de partout » : 

« Picasso repenti. – Au moment où les nationaux de France, d’Espagne et d’Italie revendiquent simultanément l’honneur de le compter pour un des leurs – Il est en effet espagnol par son père, italien par sa mère et français par éducation – Pablo Picasso à qui le mage Max Jacob vient de révéler les origines germaniques du cubisme, a décidé de retourner à l’école des Beaux-Arts (atelier Luc-Olivier Merson). L’Élan a publié ses premières études d’après modèle, Picasso est désormais le chef d’une nouvelle école à laquelle notre collaborateur Francis Picabia, n’hésitant pas une minute, tient à donner son adhésion. Le Kodak publié ci-dessus en est le signe solennel. » 

Deux mois plus tard, Picabia écrit que Picasso s’est lui-même sacré roi (en raison de la noblesse de ses origines) ! et il n’hésite pas à lui attribuer la déclaration suivante : 

« Apôtre de toute liberté, j’ai pourtant reconnu l’autorité des maîtres. Et je dois tout à Léonard de Vinci, Greco, Goya, les sculpteurs grecs et nègres, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, mon marchand de couleurs et M. Kahnweiler. » 

Ses critiques portant fréquemment sur l’arrivisme des artistes et leur annexion au marché de l’art et aux galeries d’exposition, Picabia s’attaque aussi aux marchands. En février 1919, puis en juin 1921, toujours aussi ironique, il se moque de Paul Rosenberg, le galeriste de Picasso :

« PARIS – L’intelligence de Rosenberg grandit, il comprend de mieux en mieux la peinture Cubiste – Picasso est certainement le plus grand artiste peintre du Monde entier. » 

Pour parachever le tout, il enfonce le clou dans Littérature en 1922 : 

« Rosenberg porte le cubisme comme Jésus portait la croix. Georges Braque est le bedeau de la cathédrale, Picasso en est le bénitier, Rosenberg l’hostie, Kahnweiler le tronc pour les pauvres. » 

C’est évident, Francis « cherche » Pablo, il veut l’inciter à prendre position. Si 391 était une revue d’avant-garde relativement confidentielle, changeant de lieu de publication en fonction des déplacements de son rédacteur en chef, tel n’était pas le cas de la revue Littérature diffusée par la maison d’édition parisienne Au Sans pareil. 

Pablo publie son premier article en 1923, par l’intermédiaire d’un proche de Picabia, le Mexicain Marius de Zayas. Personnalité de l’avant-garde new-yorkaise, il fut auprès d'Alfred Stieglitz, Paul Haviland et Agnès Meyer l’un des piliers de la luxueuse revue 291 qui s’autorisait des expérimentations peu habituelles : en 1913, Braque et Picasso illustrèrent les poèmes de Max Jacob de leurs dessins cubistes tandis que Picabia, en 1915, réinventait l’art du portrait en transformant les membres du groupe new-yorkais en machines pré-dadaïstes. 
Par ailleurs, Marius de Zayas dirigeait la Modern gallery que l’on peut voir comme un prolongement de la galerie 291 d’Alfred Stieglitz, où les œuvres de Georges Braque, Picasso et Picabia étaient exposées. En 1923, Marius de Zayas transmet les propos de Picasso à The Arts, revue new-yorkaise de facture beaucoup plus classique que 291. Recueillis en espagnol, ceux-ci seront traduits en anglais et publiés dans le 5° numéro du volume III, de mai 1923. Notons que Picasso n’a jamais désavoué ces propos rapportés.
1- Pablo Picasso, Portrait d’Olga dans un fauteuil, 1918. Huile sur toile, 130 x 88 cm.
2- Pablo Picasso, Paul en Arlequin, 1924. Huile sur toile, 130 x 97,5 cm.


Le caractère oral de ce témoignage apparaît clairement dans le choix du titre « Picasso speaks » (Picasso parle). Il ne s’agit évidemment pas d’une réponse directe aux récriminations de Picabia à propos de la cathédrale du cubisme et ses marchands. Il ne s’agit pas non plus de défendre le style classique des Beaux-Arts de Paris représenté par la peinture de Luc-Olivier Merson, grand prix de Rome en 1869. Pour parodier le réalisme épuré de Picasso qui le mena, en 1918, au Portrait d’Olga dans un fauteuil [fig. 1], puis au célèbre Paul en Arlequin [fig. 2] de 1924, Picabia avait, comme on l’a vu, inventé la notion de « Portrait Kodak ». Ce procédé bien connu des photomonteurs consistait à associer le dessin d’un corps avec un visage capturé par la photographie [fig. 3]. 
Dans « Picasso speaks », l’objectif de Pablo est tout autre : il entend énoncer ce qu’est le cubisme et ce qu’il veut. En ce sens, c’est un article à visée pédagogique. 

Les réfutations de Picasso 
Pour Marie-Laure Bernadac et Androula Michael, ce premier texte est « une tentative de clarification de sa pensée », Picasso cherche à « dissiper les malentendus » à propos du cubisme, il cherche à expliquer son approche et surtout à réfuter toutes les erreurs d’appréciation du spectateur qui « ne comprend pas ». Ainsi, Picasso rejette tour à tour « l’esprit de recherche », « les expérimentations », les « élucubrations », le « naturalisme », le « progrès » et « l’évolution » ainsi que la « quête d’un idéal inconnu ». Il récuse les « mises en relation avec les mathématiques, la trigonométrie, la psychanalyse, la chimie, la musique ». 

De toute évidence, il voit la peinture comme un art autonome, qui trouve ses ressources en elle-même. Il s’agit de « trouver quelque chose ». Il n’y a pas de « formes abstraites ou concrètes », cette catégorisation ne veut rien dire. Le travail n’évolue pas, il varie, et présente des hauts et des bas. « L ’art est un mensonge », affirme-t-il, mais il y a une véracité des mensonges. Pour être compris le cubisme nécessite un effort de compréhension. Les cubistes ont simplement les « yeux et cerveau ouverts sur notre environnement ». 
Le ton de l’article est des plus sérieux, car il s’agit de convaincre en exposant ses positions. Pourtant, par rapport à l’invention du terme « cubisme » en 1909 par Charles Morice, quatorze années se sont écoulées. Quatorze années sans apporter la moindre explication, c’est fort long, même pour un artiste qui, selon Androula Michael, faisait « preuve d’un certain mutisme au cours de l’élaboration d’un travail ». Contrairement à Picabia qui signe presque quotidiennement des textes d’humeur et se plonge dans moult querelles avec délectation, Picasso – peut-être parce que le français n’est pas sa langue maternelle – semble avoir besoin de beaucoup de recul pour parler de ses œuvres et tirer les conséquences de ses expériences. Ou peut-être se méfiait-il des traductions ? En tous cas, une telle prudence lui a évité les contradictions et les revirements intempestifs dont Picabia, le « peintre-poète », était coutumier ! Retenue de l’un, frénésie d’écriture de l’autre, cette différence semble essentielle.
3 - Carte postale allemande éditée par la NPG, postée en 1916.
4- Francis Picabia, Portrait de Max Goth, 391, n° 1, 25 janvier 1917, p. 4. 


La fougue de Picabia 
Dans son article publié dans Littérature en janvier 1923, « Francis Merci ! », avec sa faconde habituelle, Picabia, prend position sur les problèmes de l’art et de la société de son temps. Au début, il truffe son texte de contrepropositions, tout en multipliant les affirmations : « Il faut ignorer à quel sexe on appartient », « je n’ai pas d’idéal », « je suis un arriviste », « Mon ambition est d’être stérile pour les autres » ou encore « Ce que j’aime, c’est inventer, imaginer, fabriquer, à chaque instant avec moi-même un homme nouveau, puis l’oublier, tout oublier. » Les images qu'il emploie sont parlantes : 

« Nous devrions secréter une gomme spéciale effaçant au fur et à mesure nos œuvres et leur souvenir. Notre cerveau devrait n’être qu’un tableau blanc et noir ou mieux une glace dans laquelle nous nous regardons un instant pour lui tourner le dos deux minutes après. » 

Cet autoportrait en homme nouveau sans idéal et sans passé s’oppose aux critiques qu’il adresse « aux artistes qui ont peur » et veulent faire machine arrière : 

« Ces messieurs veulent nous faire croire qu’il ne se passe plus rien ; le train fait machine arrière, paraît-il […] et les voyageurs de ce Decauville à reculons se nomment : Matisse, Morand, Braque, Picasso, Léger, de Segonzac, etc, etc. » 

En termes imagés, Picabia aborde en fait une question importante pour l’histoire de l’art, celle des mouvements d’avancées et de recul par rapport à l’avant-garde, mouvements qui peuvent intervenir tour à tour, ou simultanément chez un même artiste. Fortement annexé à la notion de progrès artistique, le recul est ici associé au retour au classicisme ou plus précisément au réalisme Kodak, tendance que Picabia avait moquée en remplaçant, dans le prolongement d’un dessin au trait, le visage du critique d’art Maximilien Gautier (alias Max Goth) par une photographie [fig. 4]. La dernière partie du texte est une attaque virulente contre la morale, « maladie contagieuse » qui « a contaminé tous les milieux dits artistiques ». Picabia imagine la nomination future d’ « un ministre de la Peinture et de la Littérature » et confirme que le débat esthétique de son époque oppose Dada au classicisme : 

« On dit que Dada est la fin du romantisme, que je suis un clown, et on crie vive le classicisme qui doit sauver les âmes pures et leurs ambitions, les âmes modestes si chères à ceux qui sont atteints par la folie des grandeurs. Pourtant je ne perds pas l’espoir que rien n’est encore fini, il y a moi et quelques amis qui avons l’amour de la vie, vie que nous ne connaissons pas et qui nous intéresse à cause de cela même. » 

Préséances 
Contrairement à Picabia qui joua un rôle essentiel auprès de Tristan Tzara pour la promotion du mouvement Dada à Paris, Picasso s’est tenu à bonne distance de ce mouvement. Néanmoins, lors d’une conversation avec Daniel-Henry Kahnweiler en 1933, il affirma sa préférence pour Dada – synonyme pour lui de « négation de tout » et de « nihilisme » – mais qui « suivait une bien meilleure voie » que le surréalisme. Apparemment, cet intérêt pour Dada avait déjà été exprimé par l’artiste car Picabia y avait répondu ironiquement dès 1920, dans le premier numéro de sa revue Cannibale

« Picasso, pour être dadaïste, ne croyez-vous pas qu’il faut avant tout ne pas être cubiste et, il me semble que vous êtes le miracle de cette école. » 

À l’instar de Max Jacob qui aurait déclaré dans 391 que son recueil de poèmes Le Cornet à dés était déjà une œuvre dadaïste, Picasso cherche à mettre en valeur son rôle de pionnier dans l’avant-garde internationale. Il clame sa préférence pour Dada au détriment du surréalisme, auquel il donne une définition personnelle, loin des intuitions de Guillaume Apollinaire et des manifestes d’André Breton. En effet, sept ans avant la création du ballet Relâche par Picabia et Erik Satie, Picasso avait collaboré avec le compositeur pour la création de Parade le 18 mai 1917 sur la scène du théâtre du Châtelet. Dans un article publié dans L’Excelsior le 11 mai, Apollinaire avait écrit que, pour la première fois, du fait de l’alliance entre la peinture et de la danse, « il résultait de Parade une sorte de surréalisme ». 
Moins d’un mois plus tard, le 24 juin 1917, eut lieu la fameuse manifestation Sic, Les Mamelles de Tirésias, première « pièce » d’Apollinaire, « drame surréaliste en deux actes et un prologue » avec des décors et costumes de Serge Férat, et une partition signée par Germaine Albert-Birot. 

À son interlocuteur Daniel-Henry Kahnweiler, en 1933, Picasso déclare tout de bon avoir inventé le terme de « surréalisme », auquel il associait un autre sens que celui attribué par la suite : 

« Ils [les surréalistes] ont complètement négligé l’important – la peinture – au profit d’une mauvaise poésie, le genre de poésie qu’une jeune fille pâle trouve plus poétique qu’une jeune fille en bonne santé, les lueurs de la lune étant plus poétique que le soleil, etc. Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par « surréalisme » quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé : quelque chose de plus réel que la réalité. Dada suivait une bien meilleure voie. » 

Convergences, divergences 
« Quelque chose de plus réel que la réalité », affirmait Picasso. Qu’est-ce à dire ? Tandis que Picabia assimilait le réalisme photographique à retour en arrière, Picasso rejetait le naturalisme : 

« On oppose à la peinture moderne le naturalisme. Je serais curieux de savoir si personne n’a jamais vu une œuvre d’art naturelle. La nature et l’art étant deux choses différentes, ne peuvent être la même chose. Par l’art nous pouvons exprimer notre conception de ce que la nature n’est pas. » 

Dans la continuité de ces propos, Picasso exprime clairement son refus de l’opposition entre formes abstraites et formes concrètes : 

« Des peintres des origines, les primitifs, dont l’œuvre est de toute évidence différente de la nature, aux artistes qui, tels David, Ingres et Bouguereau, croyaient peindre la nature, telle qu’elle est, l’art a toujours été art et non nature. Et du point de vue de l’art, il n’y a pas de formes concrètes ou abstraites, mais uniquement des formes qui sont des mensonges plus ou moins convaincants. » 

La notion d’invention (trouver quelque chose) et le refus de scinder l’art en deux domaines abstrait/concret en fonction de la conformité au réel constituent deux points communs majeurs dans l’esthétique des deux artistes. Au début des années 1950, alors que les peintres avaient à choisir leur camp entre les différents courants abstraits et figuratifs qui traversaient la peinture, Picabia exprima fortement son rejet de ses classifications absurdes, en avançant l’idée que l’artiste libre échappera toujours aux étiquettes que les critiques d’art tentent, avec plus ou moins de succès, de leur imposer. Enfin le troisième point commun entre les deux Pica, cela pourrait être la fragmentation et le caractère hybride de leurs écrits qu’Androula Michael a décrit en ces termes : 
« Picasso ne refuse pas tant de parler d’art ou de son œuvre que de formuler une théorie, un programme. Loin de vouloir fixer ses idées dans un discours ordonné, il ne s’exprime que par fragments, dans le foisonnement qui est le sien, souvent en « trompe-l’esprit » pour reprendre son expression. » 

Toutefois, les divergences sont importantes. Pour Picabia, il est indéniable que la dimension caustique de ses articles doit être mise en avant. En 1923, poussant ses moqueries jusqu’à l’outrance, il déclare peindre des Espagnoles [fig. 5] parce qu’il souhaite satisfaire le public, ce que Roger Vitrac reprendra dans une interview pour Les hommes du jour

« Ce sont surtout des Espagnoles, me dit-il. Je trouve qu'il en faut pour tous les goûts. Il y a des gens qui n’aiment pas les machines : je leur propose des Espagnoles. S’ils n’aiment pas les Espagnoles, je leur ferai des Françaises. Mais si j’expose, c’est aussi par désir de publicité. J’espère d’ailleurs que mes tableaux se vendront très bien. »

5- Francis Picabia, Espagnole, 1922-1926. Encre, crayon sur papier, 64,5 x 49 cm. 

Tandis que Picabia ironise sur le statut et le travail même du peintre dans la société moderne de la reproductibilité technique et des profits, Picasso prend place sans hésitation dans l’histoire de l’art, en regard de Vélasquez, David, Ingres, de l’art des Grecs, des Égyptiens. Alors que Picabia se livre à une autocritique acerbe qui renverse tout sur son passage, Picasso justifie et explique le plus sérieusement du monde « les différentes manières utilisées dans son art ». 
Ces différents positionnements, accentués par des divergences politiques pourraient expliquer en partie la différence de notoriété entre les deux Pica. Ainsi que le documentaire de Henri-Georges Clouzot le suggère, plutôt que tourner sa pratique et celle des autres peintres en dérision, il était sans doute préférable pour un artiste du XXe siècle d’entretenir le « mystère » autour du surgissement de son œuvre.

jeudi 22 septembre 2022

clins d'oeil et création collective

Catalogue d'exposition Amitiés et Créativité collective, Marseille, Mucem, 2022 

Œuvre collective initiée par le peintre et poète Francis Picabia, L’Œil cacodylate est réalisé en 1921. Un siècle plus tard, cette toile revêtue de cinquante-quatre signatures du monde de la peinture, de la littérature et du spectacle est devenue une icône dada presque aussi célèbre que la Joconde à moustache duchampienne. Mais sait-on exactement ce que l’artiste a voulu faire ? Dans quelles circonstances ? Et pourquoi ?
 

Sur un fond rose vif, Picabia représente un œil énorme à la pupille dilatée. Il signe en bas, colle son portrait photographique, inscrit le titre énigmatique en lettres capitales dans un cartouche, puis laisse la surface vide... Les raisons d’une telle extravagance? Un zona, trouble ophtalmologique très invalidant soigné au cacodylate de soude durant le mois de mars 1921 ; mais aussi, c’est évident, la résonance creuse des paroles : 

« Des yeux sont fixés sur mon œil contracté – paroles banales, paroles qui pleurent insensibles [...]. Je savoure mes paupières et mon œil rougi veut saisir la nuit. Je suis fou ! [...] Depuis vingt-cinq jours la chambre devient de plus en plus étroite, nous sommes bloqués ; le danger ne passe pas (1). » 

Reclus, le malade presse ses visiteurs d’écrire quelque chose sur la toile, à la peinture, avec un pinceau. Man Ray et Georges Auric ont exprimé leur surprise face à cette requête peu habituelle (2). Il est hors de question de réfléchir longtemps avant d’écrire un bon mot : la spontanéité et la performativité de la réponse sont essentielles. Ainsi, Picabia invite Jean Hugo à compléter sa signature par le mot « voilà » qu’il vient de prononcer. Tandis que Marcel Duchamp signe le contrepet « en 6 qu’habilla rrose Sélavy », les dadaïstes s’essayent au détournement de slogans. Tristan Tzara écrit: « Je me trouve très Tristan Tzara »; Man Ray: « directeur du mauvais movie » ; Paul Dermée : « Paul Z. final Dermée »; Jacques Rigaut : « Parlez pour moi » ; Georges Ribemont-Dessaignes : « Je prête sur moi-même ». D’autres réponses s’entremêlent : « J’ai tout perdu et perdre est gagné » de Benjamin Péret enserre l’aveu de Suzanne Duchamp « Quand on me prend au dépourvu, moi = je suis bête ». De même, « le manque dada » de Céline Arnauld perturbe « Mon œil en deuil de verre vous regarde » de Jean Crotti. Enfin, l’affirmation de Jacques Povolozky « Je l’édite » semble répondre à la question de Clément Pansaers: « Picabia te souviens-tu de Pharamousse ? » 

Sans cesse en quête de la nouveauté, renonçant aux académies autant qu’aux écoles, Picabia a toujours refusé de s’enfermer dans un style. Membre actif du groupe dada international, contributeur d’une multitude de revues d’avant- garde, il crée 391, Cannibale, Le Pilhaou-Thibaou et écrit les recueils de poèmes Pensées sans langage, Jésus-Christ Rastaquouère, Unique eunuque... Avec lui, la peinture est une arme : un singe en peluche collé sur une toile symbolise Cézanne, Renoir et Rembrandt (Portrait de Cézanne. Portrait de Renoir. Portrait de Rembrandt. Natures mortes, 1920). « Pour que vous aimiez quelque chose, il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots », écrit-il sur une cible peinte présentée lors d’une manifestation dada parisienne. 
Dans la même veine, L’Œil cacodylate est un manifeste sans prétention, longtemps exposé dans un bar. Il témoigne de sa volonté de fédérer les artistes dans une sorte de fronde amusante contre l’ordre établi et l’ennui. Les « clins d’œil » de tous les signataires font référence à un savoir commun : la première monographie sur Picabia éditée en 1920 par le libraire Povolozky et rédigée par Marie de la Hire, « Pharamousse », le pseudonyme de Picabia dans la première livraison de sa revue 391, les yeux de verre insérés par Crotti dans une peinture en 1915 ou encore, Z, revue dada publiée par Paul Dermée en mars 1920 et qui ne connut qu’un seul numéro. 

Filant la métaphore du regard, le séducteur – qui n’a pas « froid aux yeux » – élabore un réseau de connivences entre son œil rougi par le zona et Les Yeux chauds, peinture inspirée d’un schéma mécanique, puis titre d’un projet de revue musicale avec et pour la cantatrice Marthe Chenal. Malgré ses réserves, cette dernière joue un rôle majeur dans cette aventure picturale. Picabia fréquentait assidument la villa de Villers-sur-Mer ainsi que l’hôtel particulier parisien de la vedette où il organise Le Réveillon cacodylate à la fin de l’année 1921. Lors de cette soirée, les peintres Henry Valensi, André Dunoyer de Segonzac et la pianiste Magdalena Tagliaferro eurent la possibilité de compléter l’œuvre (3). 

Comme Les Yeux chauds, que la critique avait moqué, L’Œil cacodylate fut exposé au Bœuf sur le Toit, par provocation. Dans le célèbre bar-restaurant-dancing de Louis Moysès, où artistes et mécènes viennent s’encanailler au rythme des fox-trot interprétés par Jean Wiéner, Jean Cocteau s’improvise batteur et légende son portrait photographique : « Blues, couronne de mélancolie je jazz trap drummer ». Tandis que les compositeurs et interprètes Gabrièle et Marguerite Buffet, Renata Borgatti, Hania Routchine, Georges Auric et Francis Poulenc signent la toile à leur tour, Darius Milhaud se distingue par ses caricatures : son énorme visage dominant un petit cheval (une photo de foire) complète l’affirmation « Je m’appelle DADA depuis 1892 ». Cette déclaration rappelle le nihilisme narquois de Picabia lorsqu’il fait mine de se justifier face aux critiques : 

« Moi, je l’ai écrit bien souvent, je ne suis rien, je suis Francis Picabia; Francis Picabia qui a signé L’Œil cacodylate, en compagnie de beaucoup d’autres personnes qui ont même poussé l’amabilité jusqu’à inscrire une pensée sur la toile (4) ! » 

Bien avant l’avènement du surréalisme puis de Fluxus, ce jeu artistique collectif est exemplaire. Accessibles à tous, ne nécessitant aucun savoir-faire, signatures et collages se répondent. Picabia imaginait-il que ce « tableau très beau et très agréable à voir et d’une jolie harmonie (5) » serait plus tard exposé dans les collections du musée national d’Art moderne après son acquisition en 1967 ? 

NOTES 
(1) Francis Picabia, « Zona », La Vie des lettres, juillet 1921, voir Francis Picabia. Écrits critiques, Paris, Mémoire du livre, 2005, p. 339. 
(2) Francis Picabia dans les collections du MNAM, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 50. (3) Voir la liste des invités dans L. H., « Le réveillon cacodylate », Comœdia, 2 janvier 1922, p. 3. 
(4) Francis Picabia, « L’Œil cacodylate », Comœdia, 23 novembre 1921, voir Écrits critiques, op. cit. p. 91. 
(5) Ibidem.

lundi 1 novembre 2021

Louise Bourgeois, You better grow up !

Publié dans Les mots de la pratique, dits et écrits d'artistes, tome 2, sous la direction de Christophe Viart, Le mot et le reste, 2021, p. 145-162. 

En 1993, Marc Dachy, Thierry Prat et Thierry Raspail invitent Louise Bourgeois à participer à la deuxième biennale d’art contemporain de Lyon, « Et tous ils changent le monde ». Née le 25 décembre 1911 à Paris, l’artiste est dans sa quatre-vingt-deuxième année. Les autres femmes sollicitées se nomment Shigeko Kubota (née 1937), Annette Messager (née en 1943), Barbara Kruger (née en 1945) et Macha Poynder (née en 1962). Ce qui surprend au premier abord, c’est la vitalité de Louise qui répond doublement à l’invitation des commissaires en envoyant une des sculptures monumentales récemment exposées dans le pavillon américain de la biennale de Venise, et surtout, en rédigeant un article explicatif sur l’œuvre. On remarque le tout petit nombre de créatrices sollicitées pour dresser un tableau des avant-gardes de 1913 à 1993 : seulement cinq femmes sur cinquante artistes ! Toutefois, la question que j’aimerais poser est la suivante : comment cette sculptrice qui développait un travail " hors-père " depuis plus de 50 ans a-t-elle répondu à cette sollicitation tardive ? Ses textes (qui sont souvent critiqués en raison de leur caractère explicatif et littéral) dévoilent-ils son autobiographie ou la fantasment-ils ? Est-ce que l’artiste ne défie pas nos interprétations réductrices de son œuvre en détournant certains concepts de la psychanalyse ? 

CONTEXTE : LA PRÉVALENCE MASCULINE 
Mais revenons aux objectifs de la biennale exprimés d’une voix commune par le trio de commissaires dans le communiqué de presse officiel de l’événement : en premier lieu « mettre en valeur des engagements artistiques comme le suprématisme de Malevitch, Tzara et Dada, la dissidence Merz de Schwitters, Moholy-Nagy et la sensibilité constructiviste du Bauhaus, l’élaboration célibataire de Duchamp, les monochromes d’Yves Klein […] ». La liste se poursuit avec Asger Jorn, Jean Dubuffet, Adolf Wölfli, Beuys, Ilia Kabakov, Bill Viola, Boetti, Kaprow, etc. Des œuvres présentant « une acuité particulière en matière de création » sont reconstituées pour l’exposition : le Merzbau de Schwitters, des œuvres monochromes de Klein, des « agencements-interventions » de Tadashi Kawamata. Le propos général étant de réfléchir « à la situation générale de l’artiste dans la communauté », des œuvres historiques ainsi que des textes d’artistes sont mis en avant. Pour souligner « l’inventivité des procédures formelles » et les « interactions entre transformations plastiques et verbales », l’accent est porté sur les recherches des poètes Iliazd, Augusto et Haraldo de Campos, Emmet Williams et James Joyce… Il n’est guère question de Sonia Delaunay, Sophie Taeuber-Arp, Alexandra Exter, Natalia Gontcharova, ni, dans les années 1960 aux États-Unis, de Ruth Weiss, Diane de Prima de la Beat generation, de Yoko Ono, membre de Fluxus ou encore de Judy Chicago et son programme de création pour les femmes... C’est dans ce contexte français très « androcentré » que Louise Bourgeois envoie sa contribution à l’exposition.
 

Cell (You better Grow Up) est une œuvre monumentale de 210 x 208 x 212 cm. C’est une sorte de cage de format cubique constituée majoritairement d’acier pour la structure, avec des vitres sur deux côtés. L’artiste recourt à d’autres matériaux, tels que le miroir, le marbre, la céramique et le bois. Cet environnement aux allures carcérales s’inscrit dans la série des Cells entreprise à la fin des années quatre-vingt. Ces espaces clos mais pourtant ouverts, que le regard, seul, traverse, sont délimités par des portes, des parois, des grillages. À l’intérieur, des scènes intimes semblent avoir pris place, et nous sommes les témoins voyeurs de leurs traces : des objets sont associés à des sculptures en céramique ou en marbre évoquant des fragments de corps. En 1991, lorsque cette série prend forme, Bourgeois vient de recevoir le Grand Prix national de sculpture remis par le ministère de la Culture française. En octobre de la même année, elle a présenté ses œuvres récentes à la Robert Miller Gallery (à New York, Miller est, depuis 1982, son marchand attitré, il expose régulièrement son travail). Pendant une longue période, selon Robert Storr, l’aspect expérimental de ses explorations découragea le public . L’indifférence polie des professionnels du Museum of Modern art de New York qui étaient proches de son époux, l’historien Robert Goldwater, fut certainement une épreuve difficile . Malgré cela, Louise Bourgeois était une artiste connue aux États-Unis. Son travail de peinture, de sculpture, de dessin et de gravure a été montré dans de nombreuses institutions, notamment dans les musées d’art contemporain de New York, du Texas, de Californie de l’Illinois, de l’Ohio, etc. À compter des années 1940, elle a exposé avec d’autres artistes ou seule dans un grand nombre de galeries américaines. La liste est longue : Bertha Schaefer Gallery, Norlyst Gallery, Peridot Gallery, Allan Frumkin Gallery, Stable Gallery, Poindexter Gallery, Rose Fried Gallery, Fischbach Gallery, Greene Street Gallery, Hamilton Gallery, Xavier Fourcade, Hutchinson Gallery, etc. Par ailleurs, elle s’est impliquée dans le militantisme féministe en prenant part à plusieurs expositions revendicatives dès 1966. Dans son essai Through the flower paru en 1975, Judy Chicago fait d’elle l’une des trois plus importantes sculptrices new-yorkaises (avec Louise Nevelson et Dorothy Dehner). Pourtant, il faut attendre novembre 1982 pour que la première grande rétrospective de Louise Bourgeois ait lieu au Museum of Modern Art de New-York. Elle est organisée par Deborah Wye, longtemps conservatrice des gravures et des livres illustrés dans ce musée. Autre date importante : en 1988, la jeune Mâkhi Xenakis vient à la rencontre de son aînée, chez elle, à New York. Au début des années 1990, à sa demande, elle photographie les lieux d’enfance et d’apprentissage de Louise, notamment son lycée parisien (avec ses couloirs sombres, ses vitrines, son grand escalier). Après moult tractations ces documents seront à l’origine du livre L’Aveugle guidant l’aveugle publié par Xenakis en 2008. 
Louise Bourgeois a été formée en France, dans les académies Ranson, Julian, Colarossi et de la Grande Chaumière pendant les années 1930. Elle a dit l’importance des cours de Fernand Léger « son meilleur professeur » pour son avenir de sculptrice, et de l’affichiste Paul Colin. Pourtant, c’est en France que les réticences à l’égard de son œuvre semblent les plus tenaces. À Paris, il faut attendre 1985 et la galerie Maeght-Lelong pour voir sa première exposition personnelle regroupant une cinquantaine de sculptures. Comme souvent la légitimation commerciale vient de l’Allemagne. En 1989, une exposition itinérante voyage à Munich, Lyon, Barcelone, Berne, Otterlo et Lucerne. De nombreux articles de presse se font l’écho de cette rétrospective organisée par Peter Weiermar au Frankfurter Kunstverein. À compter de cet événement, le succès est florissant. À Paris, les galeries Karsten Greve et Lelong représentent l’œuvre de Louise. En 1989, Articulated lair est exposé à Paris par Jean-Hubert Martin lors de l’exposition « Les Magiciens de la terre ». On comprend, par conséquent, que les Cells sont conçues au moment où l’artiste – qui doit sa reconnaissance française à son talent, sa ténacité et sa longévité – devient une référence pour le marché de l’art international. Ses environnements inquiétants et même menaçants s’imposent au moment où son pays d’origine reconnaît enfin l’importance de son œuvre. C’est aussi la période pendant laquelle Mâkhi Xenakis l’aide à retrouver les souvenirs tangibles de son passé en cherchant les traces de l’atelier de restauration de tapisseries de ses parents à Choisy-le-Roi, dans la région parisienne. Passionnée, elle réunit une série de photographies du lycée Fénelon, de son vestiaire, de son infirmerie, et établit des liens sans doute un peu trop directs avec les sculptures. La réaction de l’artiste est radicale : elle refuse catégoriquement de voir d’autres photos et rejette sévèrement les interprétations de Mâkhi. Finalement en 2008 (deux ans avant sa mort) les images de l’infirmerie seront mises en rapport avec Cell I et « l’épisode du vestiaire » sera publié en regard de deux photographies de Cell (You better Grow Up) : 

« Les vestiaires du lycée se trouvaient juste en haut du grand escalier, à côté de ma classe et du bureau de la directrice. Ils étaient constitués de grandes cages métalliques, grillagées, qui étaient posées sur des roulettes. À l’intérieur, il y avait des douzaines de cintres. C’était vraiment quelque chose d’incroyable à voir. Quand les élèves étaient dans les classes, leurs manteaux étaient pendus dans les vestiaires, et quand elles sortaient, du lycée, c’étaient leurs blouses qui restaient suspendues. C’était un langage secret. Au bas des casiers, il y avait une place pour ranger nos galoches en hiver et puis, encore au-dessous, une place pour ranger nos livres. À l’époque, je n’étais déjà pas très bonne à porter des paquets si bien que j’y laissais tous les livres dont je n’avais pas besoin en classe. Un jour j’ai découvert qu’une élève me les avait volés, alors j’ai éclaté d’une colère folle et je l’ai frappée. J’ai été conduite directement chez la directrice et cela m’a valu un zéro de conduite. » 

TU FERAIS MIEUX DE GRANDIR, TEXTE ÉDUCATEUR ? 
Rédigé bien avant ces aveux, l’article publié dans le catalogue de la biennale de Lyon de 1993 répond à une commande et s’inscrit dans un cadre pour le moins paradoxal : celui de la mise en valeur – si ce n’est de la consécration – des avant-gardes (masculines) dans une exposition qui cherchait à devenir une référence éclairante pour les artistes. On peut dire qu’il s’agit du premier texte « pédagogique » de l’artiste publié en français (qui n’est pas une réponse à une interview) et qui livre des explications sur une de ses « sculptures environnementales ». Le caractère sérieux et le désir de transmission qui sont attachés au terme « pédagogique » peut faire sourire. Pourtant Louise Bourgeois a exercé le métier de professeure dans différentes universités américaines à partir de 1960. Elle sait structurer un discours, rédiger un texte aux accents théoriques et personnels et, comme l’attestent ses entretiens filmés, raconter une histoire très imagée . Dans les textes des catalogues d’exposition, « l’intensité de ses déclarations » ainsi que « la franchise de ses entretiens » ont particulièrement « touché » l’actuel directeur artistique de la Serpentine Gallery, Hans-Ulrich Obrist. Il a constaté cet effet sur lui-même alors qu’il préparait son premier entretien avec l’artiste, ce qui inspira un projet de publication de ses écrits. 
Intitulé « Cellule (Tu ferais mieux de grandir », l’article de Bourgeois est organisé en trois temps : 1. description, 2. significations métaphoriques des objets et de leurs matériaux, 3. enseignements possibles pour l’artiste et sa pratique. Dès les premières lignes, l’auteure souligne l’ambiguïté du titre, la cellule renvoyant autant à la prison qu’à la biologie. Elle met en valeur les miroirs qui ont été insérés dans le plafond et sur deux des côtés, puis les trois mains taillées dans le marbre rose. Elle indique que trois meubles de bois ont été recouverts de différents récipient en verre (trois flacons de parfum) et en céramique. 


Dans la seconde partie, au risque de forcer l’interprétation du spectateur, elle explique que les mains (placées au centre de la cage et reflétées par les miroirs) sont « la métaphore de la dépendance psychologique ». La plus grande est une main d’adulte, de « mentor », tandis que les deux petites sont celles d’un enfant. « Elles sont habitées par la peur et l’angoisse qui les rendent passives ». Ces fragments de corps que Rosalind Krauss a assimilé, en termes psychanalytiques, à des « objets partiels » évoqueraient, selon Evelyne Grossman des pulsions terrifiantes que Louise « trouve abondamment dans l’œuvre de la psychanalyste Mélanie Klein qu’elle lit et relit ». Pourtant, ces objets en marbre rose ne sont pas seulement une synecdoque du corps humain, ils ont aussi une valeur dramaturgique et déictique, ce sont des signes indécidables qui relèvent à la fois de l’expression corporelle et de la suggestion. Tout autour, les miroirs reflètent le monde « distordu et disproportionné » perçu par l’enfant, alimentant sa peur d’exister. Seule la « connaissance de soi » et la maîtrise des choses permettent de dépasser cette angoisse existentielle et d’éviter de « rejouer sans cesse la même scène ». Rédigé à la première personne du pluriel, le développement a valeur de conseil : « Tant que le passé n’est pas nié par le présent, nous ne vivons pas ». « Nous devons nous aider du passé pour résoudre les problèmes du présent. » Ce passé, on le devine, est celui de l’enfance. Il ne faut pas se réfugier dans la nostalgie, mais, tout au contraire affronter ses peurs. Cette nostalgie est associée à la « forte puissance d’évocation des odeurs » de parfum, tandis que les formes en verre et en céramique « incarnent une forme de romantisme, un état d’abandon, une attitude de laisser-faire, un rêve d’enfant ». Abandon, laisser-faire, passivité, mains du mentor et dépendance psychologique, obsession de la même scène, Bourgeois tourne autour d’un traumatisme dont elle ne veut pas dire le nom. 
Plus généraliste, évoquant la pratique et les comportements artistiques, la troisième partie aborde de front « l’analyse » (psychologique) que Bourgeois oppose à la « sublimation ». Positive, l’analyse permet la connaissance de soi. Négative, la sublimation ne fait que ressasser les peurs : « Quelques artistes ne font que mimer toute leur vie au lieu de penser ». « L’artiste, comme l’enfant, est passif. L’artiste reste un enfant, qui a perdu son innocence mais qui, pourtant ne peut se libérer de l’inconscient » dit-elle encore. Louise Bourgeois, qui a fréquenté les surréalistes – et notamment André Breton lors de son exil américain durant la Seconde Guerre mondiale – regarde la création dans le prisme de la psychanalyse . Après le décès de son père en 1951, elle débute une analyse freudienne, « lit abondamment la littérature psychanalytique, se réfère volontiers dans ses écrits à Freud, Wilfred Bion, Donald Winnicott, Mélanie Klein, Pierre Fédida, d’autres encore ». Contrairement à Freud qu’elle n’hésitait pas à critiquer , dans ce texte, Bourgeois ne prononce guère le mot « sexualité », lui préférant celui de « peur » ou même de « terreur ». Derrière les paraphrases, on devine pourtant que c’est bien cela dont il s’agit : « rejouer sa terreur est une activité autocentrée et une source de plaisir ». Avec ce conseil qui sonne comme une injonction (tu ferais mieux de grandir), l’éducatrice Bourgeois brosse un tableau moraliste de la création artistique, qu’elle scinde en deux approches antinomiques de l’art : 

SUBLIMATION  / ANALYSE 
Ignorance  / Connaissance 

Émotions (peur, terreur) / Contrôle 
Humiliation de l’emprise 

Plaisir répétition, félicité / Être meilleur encore en tant qu’artiste 

Expression de soi / Savoir 
Laisser-aller 

Penser, c’est affronter le souvenir (du trauma). À l’inverse, sublimer sa peur (des pulsions sexuelles), c’est subir une « humiliation » et « n’être qu’un jouet à la merci d’une peur qui vous empoigne si violemment ». Bourgeois met en valeur deux comportements de l’artiste qui engendrent un rapport bien différent à la pratique. Jugée néfaste, l’expression de soi est opposée au contrôle et à l’analyse. La conscientisation de l’acte artistique et de ses enjeux fait la différence. En même temps, une phrase ambiguë laisse entendre que les choses ne sont peut-être pas si tranchées : « Sublimer c’est vivre au ciel, avec la permission de la conscience. » Enfin le dénouement du texte a valeur de révélation lorsque Bourgeois écrit : « le petit personnage à l’intérieur des formes de verre empilées est coupé du monde. C’est moi. Les petites mains sont les miennes. Ce sont des autoportraits ». Elle avoue, si on ne l’avait pas encore compris, qu’elle s’identifie au personnage dépendant et souffrant, enfermé à l’intérieur de la cellule. Que faut-il dévoiler ? Que faut-il cacher ? L’artiste doit-il avouer ses traumatismes ou simplement les suggérer par des mots, des images, des objets, par un environnement plus ou moins anxiogène ? Cette interrogation traverse toute œuvre comportant une dimension autobiographique. En ce sens, Deleuze et Guattari avait raison : les artistes sont des « athlètes affectifs ». Il faut vraiment être un « acrobate » pour « faire tenir ensemble des blocs de percepts et d’affects ». 
Deux ans avant la biennale d’art contemporain de Lyon, lorsque les Cellules I à IV furent exposées par Lynne Cooke et Mark Francis en Pennsylvanie, Bourgeois avait aussi rédigé un article pour le catalogue du Carnegie Museum of Art de Pittsburgh. Différent, ce texte était axé sur les idées de souffrance (et de frustration). Elle précisait : « les cellules représentent différentes sortes de douleurs : physique, émotionnelle ou psychologique, mentale ou intellectuelle ». Associé à divers objets usuels qui semblent sortis d’un grenier, le lit de Cell I renvoie à l’univers intime de la chambre. Dans Cell II, les deux mains en marbre rose sont nouées par la douleur qui « naît de la colère de ne pas savoir comment comprendre, de ne pas savoir comment apprendre ». L’artiste confesse sa « fureur de ne pas savoir comment être à la hauteur de son destin » en 1932, lors du décès de sa mère malade : « C’est la douleur de ne pas savoir comment se faire aimer. Cette douleur ne disparaît jamais, et on ne sait pas comment il faut réagir contre cela ». Ne pas arriver à progresser met Louise dans « un état de fureur ». Cell III, sans doute la plus agressive – avec cette petite figure féminine en marbre rose tordue en arrière placée sous un massicot – est une allusion à l’arc hystérique et renvoie à un « état de plaisir et de douleur » mêlés, « c’est un succédané de l’orgasme, sans accès à la sexualité ». Enfin Cell IV évoque un personnage malade, recroquevillé par la peur, qui « est très jaloux de son intimité et craint les observateurs ». La question du secret qu’il faut garder caché semble centrale : « Il projette sa peur d’être vu, car lui-même est un voyeur, un voyeur en puissance. C’est ce qu’expriment les fenêtres. Si on peut regarder à l’extérieur, on peut aussi voir à l’intérieur. La vitre signifie qu’il n’y a pas de secrets ». 


FÉMINISTE POST-MINIMALISTE ? POST-DUCHAMPIENNE ? 
Bien évidemment, les interprétations sont multiples, mais elles diffèrent surtout en fonction de l’importance ou du crédit que l’on accorde aux déclarations de l’artiste. En 1995, lorsque Marie-Laure Bernadac publie sa monographie sur Louise Bourgeois, elle prend appui sur les articles « pédagogiques » publiés dans la presse ou les catalogues d’exposition. Forte de cette connaissance et de ses dialogues avec l’artiste, elle semble commenter le texte de Louise « Cellule (Tu ferais mieux de grandir) » : « Cette œuvre, et l’interprétation qu’elle en fait, montre bien à quel point l’art est pour Louise Bourgeois une thérapie, un instrument de connaissance, une morale de vie, celle du « connais-toi toi-même » de Socrate auquel elle se réfère souvent . » Pour la conservatrice et commissaire d’expositions, les cellules sont des « lieux de mémoire » et le thème central est « le motif de la maison », « structure autour de laquelle tout s’organise ». 
En 2004, l’approche d’Allan Schwartzman – alors vice-président de Sotheby’s New York – est moins fidèle aux écrits : il constate que les détracteurs de Bourgeois ont souvent ramené son œuvre à une « simple confession autobiographique ». À ses yeux pourtant, le rôle de l’artiste dans l’évolution de l’art moderne est décisif et devrait être reconnu car elle a été l’une des premières à développer « cette approche directe de la sexualité féminine » qui a pu influencer d’autres femmes. Dans son analyse de Cell (You better Grow Up), il met en valeur la récurrence du nombre trois : « trois mains, trois jeux d’objets, trois flacons de parfums, trois alvéoles de la céramique », trois enfants…, mais aussi « chiffre de la triangulation, le nombre de la violation, allusion à la maîtresse [la gouvernante de Louise] qui s’impose dans le couple des parents et met en mouvement les conflits de l’enfance liés à la trahison, qui ont nourri l’essentiel de l’art de Louise Bourgeois ». Puis s’attachant plus particulièrement à la forme cubique des cellules, il estime que l’artiste « a battu les modernes sur leur propre terrain formel » et même qu’elle a produit une alternative au cubisme de sa jeunesse et anéantit le « modernisme patriarcal » de ce mouvement ! Bourgeois n’avait pourtant qu’un an ou deux lorsqu’Albert Gleizes et Jean Metzinger, puis Apollinaire publièrent leurs essais respectifs sur le cubisme… Il est vrai que d’autres auteurs américains ont tressé des liens avec le minimalisme que l’artiste aurait dépassé ou subverti. Dans une optique plus philosophique, Rosalind Krauss a établi des corrélations entre l’ensemble de l’œuvre et les Machines célibataires de Duchamp . On sait que Louise Bourgeois, par l’intermédiaire de son mari, avait fréquenté Pierre Matisse, Alberto Giacometti, Jean Metzinger, André Breton et Marcel Duchamp alors qu’ils étaient réfugiés à New York pendant la seconde guerre mondiale. Mais ce qu’elle a écrit sur l’autorité des « Anciens » semble plus sarcastique qu’admiratif. Nourrissant des sentiments ambigus (amicaux et critiques) à l’égard de Duchamp, elle ne semblait guère apprécier son rapport aux femmes . Même si les références sexuelles sont sous-jacentes dans les deux œuvres, les objets présentés ne sont pas du tout investis des mêmes enjeux symboliques. Le rapport à la pratique et au « faire » est radicalement différent : il signe des ready-made et des contrepèteries tout en rédigeant des notes et des notices de montage pour Étant donnés :1° la chute de gaz, 2° le gaz d’éclairage ; beaucoup plus physique, elle coupe, relie, assemble et sculpte des œuvres monumentales. 
Louise Bourgeois ne fait pas de concessions à l’histoire de l’art, elle ne s’inscrit pas dans une démarche visant à « illustrer » le propos des commissaires américains ou français, ou à rassurer le public. Elle ne prend pas du tout position par rapport aux avant-gardes consacrées (Duchamp, Malevitch, Schwitters…). De telles contorsions lui sont tout simplement impossibles car elle n’a cessé de bâtir son œuvre pour elle-même , sans se soucier du « qu’en dira-t-on ». Ainsi Cell (You better Grow Up) obéit à une logique interne que le contexte muséal ne saurait « dérouter ». Les cellules sont des environnements autonomes dotés d’une grande force visuelle et émotionnelle. Ce ne sont pas des displays qui évolueraient et se transformeraient en fonction de l’espace d’exposition : 

« Quand j’ai commencé à faire les Cellules, je voulais créer ma propre architecture et ne pas dépendre de l’espace du musée pour adapter son échelle à celui-ci. Je souhaitais qu’elle constitue un espace réel où l’on pourrait entrer et dans lequel on pourrait marcher. Je n’aimais pas que l’art dépende des beaux espaces où il est simplement posé. Je ne voulais pas de ce monde fermé. Lorsque j’ai montré les Cellules pour la première fois, elles fonctionnaient comme un labyrinthe d’une cellule à l’autre. Je décide aussi de l’échelle des œuvres qui sont présentées au-dehors . » 

Malgré cette volonté clairement exprimée de transformer l’œuvre en labyrinthe, il est rare que l’on puisse pénétrer à l’intérieur des environnements (à cause des contraintes muséales). Pourtant l’interaction ne devient physique que si l’on peut entrer dans les Cellules. On fait corps avec l’œuvre quand on est amené à gravir un escalier, puis s’asseoir sur une chaise sous un jeu de miroirs, expérience inoubliable rendue possible par la Tate Modern en 2000, lorsque la gigantesque salle des turbines abritait I Do, I Undo, I Redo. En matière d’environnement, Bourgeois est une pionnière : dès 1950 l’artiste prend possession de l’espace d’exposition de la galerie Peridot de New York. Elle refuse tout socle et ancre ses Figures dans le sol : 

« L’espace du spectateur devient l’espace du créateur. On entre dans l’espace et on manipule des objets dans cet espace, ce qui est le privilège du créateur […] C’est en réalité l’origine des sculptures environnementales, ou plus tard des happenings […] J’ai pris possession de la galerie, de l’espace que l’on m’a donné et je l’ai utilisé. Au lieu de simplement en permettre la présentation, l’espace est devenu partie intégrante de l’œuvre . » 


La dimension psychosociale des termes « environnement » et « cellule » ne peut être gommée puisque Louise Bourgeois affirme que « la relation d’une personne à son environnement est […] une préoccupation constante » de son travail. Cette relation, précise-t-elle, peut être désinvolte ou intime, simple ou complexe, subtile ou brutale, douloureuse ou agréable, réelle ou imaginaire. Ce tiraillement  contradictoire fournit une importante clé de lecture « existentialiste » de son œuvre tiraillée entre deux pôles. Un autre point majeur de dissension me semble résider dans l’ironie amusée avec laquelle Marcel Duchamp acceptait les différentes interprétations de son œuvre au moment où celle-ci devenait un modèle pour les artistes du pop art américain. Ne jouissant pas de cette aura, Bourgeois a développé un étrange mélange d’adhésion et de refus : elle est sans cesse contre et avec les figures tutélaires de l’art moderne, mais aussi contre et avec les artistes féministes qui revendiquent son influence. La méfiance vis-à-vis des interprétations de son œuvre explique sans doute sa réaction face aux rapprochements de Mâkhi Xenakis. Le jour où celle-ci voulut lui montrer les photographies d’objets (cloches, vases, bocaux) qu’elle avait prises dans les vitrines des salles de science du lycée Fénelon, l’artiste se troubla : 

« Elle me fit comprendre que je ne devais plus insister, qu’elle ne voulait pas voir les photographies de ces objets pour l’instant. Ce n’est qu’un an et demi plus tard qu’elle me demanda de les lui montrer. […] Souvent devant certaines associations que j’avais faites de ces objets avec son travail, elle souriait. […] Finalement au bout de plusieurs jours, elle me dit qu’elle préférait ne pas mettre ces photos dans notre livre. « C’est votre interprétation, votre histoire et non pas la mienne », et elle ne voulut plus en entendre parler . » 

LES DIFFÉRENTS STATUTS DES ÉCRITS D'ARTISTES 
À la fin des années 1990, Daniel Lelong confia à Marie-Laure Bernadac et Hans-Ulrich Obrist la mission de choisir, réunir et présenter les écrits de Louise Bourgeois. Le recueil de quelques 400 pages regroupe, par ordre chronologique, des écrits fort différents : « textes poétiques accompagnant des gravures, articles sur l’art et les artistes pour des revues, lettres aux éditeurs, commentaires d’œuvres dans des catalogues, interviews (souvent relus avant publication), déclarations officielles à l’occasion de colloques ou de remises de prix, extraits des principaux films ». L’une des difficultés était liée au fait que l’artiste n’avait jamais cessé de dessiner et d’écrire : « Des dizaines et des dizaines de journaux intimes, sous forme de carnets, de cahiers ou de feuilles éparses, puis d’agendas remplissent ses placards, soigneusement conservés, datés, archivés ». Intimement liés, l’écriture et le dessin n’étaient pas seulement des outils nécessaires pour saisir les idées au vol dans le flux continuel de la pensée, opération que Louise Bourgeois appelait joliment capter des « idées-plumes ». Ce n’était pas seulement un moyen de fixer des souvenirs dans le flot d’événements ou de non-événements quotidiens, en s’emparant de « tout support qui lui tombe entre les mains ». En collectant, datant et archivant ses multiples écrits, Louise Bourgeois n’assumait-elle pas le rôle de conservateur de toute sa création ? Deux ans plus tard, lors d’un colloque, Marie-Laure Bernadac a classé les écrits de l’artiste dans quatre catégories distinctes : le journal d’enfance, la correspondance, les journaux intimes, les textes poétiques publiés avec les portfolios de gravures . Se faisant, elle laissait de côté les textes de catalogue. Pourquoi ? En fait, la question qui se pose est la suivante : les écrits d’artistes ont-ils le même statut ou la même importance ? Ou pour être plus précise, le poème de Louise Bourgeois en regard de ses gravures a-t-il le même statut que son commentaire des Cells dans un catalogue d’exposition ? On sera tenté de valoriser le poème au détriment du commentaire si l’on pense que les écrits sont autonomes, qu’il existe une hiérarchie des genres et que les catégories sont étanches. Mais la réalité est plus complexe : l’expérience créative est une expérience cannibale qui se nourrit de tous types de créations (littéraires, plastiques, filmiques, musicales…) indépendamment de leur lieu de production, de leur niveau de langage ou de recherche . François Morellet avait une façon humoristique de caractériser ce flot de textes et de sources d’inspirations disparates : « Comment taire mes commentaires ? ». Avant lui, Francis Picabia était passé maître dans le brouillage des genres lorsqu’il composait poèmes, lettres d’amour et articles sur l’art à partir de détournement des aphorismes de Nietzsche ! 
Fréquemment les écrits d’artistes sont des palimpsestes, qui ressassent une obsession amoureuse ou colmatent une blessure narcissique. Hésitant entre simplicité et complexité, réel et imaginaire, douleur et plaisir, Bourgeois nous confronte à nos propres contradictions. Mais les écrits « pédagogiques » de la créatrice des Cellules ainsi que le livre L’Aveugle guidant l’aveugle de Mâkhi Xenakis introduisent une autre dimension : le dévoilement d’une praxis ouverte mais contrôlée, qui passe par l’auto-analyse, la conscientisation des actes et la mise à distance des associations d’idées et autres « projections » des regardeurs. Louise Bourgeois en a donné la preuve pendant plus de soixante-dix ans : son incroyable faculté de renouvellement et la vivacité de l’œuvre résultent de cette attitude discursive.

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